L’engagisme à La Réunion

1848 : abolition de l’esclavage et généralisation de l’engagisme

En avril 1848, la France abolit l’esclavage dans ses colonies. Cette décision prendra effet dans le courant de l’été aux Antilles et le 20 décembre à La Réunion (dorénavant jour férié). Le Commissaire Général de la République, sous la pression des propriétaires, avait astucieusement fait correspondre l’abolition avec la fin de la récolte de la canne à sucre. Il était arrivé quelques mois plus tôt et avait entrepris une tournée dans l’île pour rassurer les propriétaires et s’assurer que les esclaves libérés n’allaient pas se livrer à des actes de vengeance. 65 000 esclaves (soit 60 % de la population totale de l’île) sont affranchis.

Les propriétaires acceptèrent le décret. Ils avaient eu quelques mois pour se faire à l’idée. La menace de déchéance de nationalité contribua peut-être à convaincre les plus récalcitrants. Ils firent part aux autorités de deux interrogations. La première était d’ordre financière : les esclaves étaient des biens meubles, confisqués par la loi, alors des indemnités devraient être versées ? Non ?
La seconde question concernait la future organisation des plantations. Qui allait dorénavant couper la canne et travailler dans les champs ? Fallait-il que les propriétaires apprennent à manier la machette sous le soleil brûlant ?

Il n’y eut pas de compensation financière (en fait si, cf fin de l’article), pas plus qu’il n’y eut de propriétaire une machette à la main. Puisque les esclaves affranchis n’étaient pas super motivés pour reprendre le travail, les autorités et les notables généralisèrent un procédé de recrutement très prometteur (comprendre rentable), déjà en place depuis une décennie : l’engagisme.

Le lazaret de Grande Chaloupe

Situé dans le Nord de l’île, le lazaret de Grande Chaloupe témoigne de l’engagisme. Dans ces bâtiments, tous les voyageurs à destination de La Réunion, quels que soient leur nationalité ou leur statut social, étaient placés en quarantaine. Les autorités s’assuraient ainsi que les nouveaux arrivants n’infesteraient pas la population. Pour des milliers d’engagés, ce lieu fut le premier contact avec l’île.

Nous comprenons rapidement pourquoi cet endroit fut choisi comme lieu de confinement : il est compliqué de s’y rendre. Les reliefs de la ravine qui l’encadre sont escarpés. Par mauvais temps, les bâtiments étaient cernés par l’eau de la ravine en crue et par la mer tapait contre les murs d’enceinte. Un chemin pavé, bien raide, relie ce site à La Possession. Il est nommé Chemin Crémont en référence à l’ordonnateur qui en décida la construction, mais il est plus connu sous l’appellation « Chemin des Anglais », en référence aux soldats anglais qui profitèrent de ce sentier bien pratique pour envahir l’île au XIXè siècle.

L’existence d’un lieu de quarantaine remonte au milieu du 18è siècle. Mais c’est à Grande Chaloupe et à la ravine St Jacques en 1828 que, lors des premières arrivées massives d’engagés indiens et asiatiques, des bâtiments d’importance furent construits. La variole, le choléra et la peste étaient les maladies les plus craintes. En 1872, avec 3660m2, les lazarets pouvaient accueillir jusqu’à 3500 personnes. Nous n’avons pas entendu parler d’un tel impératif sanitaire pour la traite négrière.

Des fouilles archéologiques commencées début 2000 et la remise en état de quelques bâtis ont redonné vie à ce lieu. La visite y est gratuite.

Le bâtiment d’isolement restauré

Nous découvrons aussitôt l’ancien bâtiment d’isolement. Il comprend l’herboristerie, deux grands dortoirs, la chambre du médecin et des sanitaires. Des panneaux expliquent l’organisation de la quarantaine, la crainte des autorités concernant la fraude au contrôle sanitaire et ses conséquences.

Le séjour au lazaret était payant : le tarif journalier dépendait du confort souhaité. Trois niveaux de confort étaient proposés, histoire de ne pas placer un notable à coté d’engagés. Pour ces derniers (les hors classe), la note était payée par l’administration ou par l’engagiste, et parfois déduite du salaire.

Pavillon des vegetaux
Pavillon des végétaux – Lazaret Grande Chaloupe

Sur un pan de mur est peinte une carte de l’océan Indien et des pointillés symbolisent les trajets des bateaux depuis les pays d’origine des engagés vers La Réunion. C’étaient les mêmes bateaux qui amenaient les esclaves quelques années avant, avec des entreponts réaménagés afin d’augmenter l’espace disponible pour chaque passager. Dans la pièce suivante, une vitrine expose des objets du quotidien découverts lors des fouilles : lunettes, semelles de chaussures, pièces de monnaie, … Sur les murs, des portraits d’engagés sont dessinés et des photos accrochées.


Nous passons devant la reproduction d’un livret de l’immigration et un contrat d’engagement. En signant ce document, l’engagé attestait venir travailler librement pour une durée de cinq ans et acceptait les horaires et les tâches que lui confierait son engagiste. En réalité, peu d’engagés repartaient chez eux à la fin des cinq ans : les propriétaires rechignaient à laisser partir des travailleurs formés et opérationnels. Alors, on reconduisait le contrat pour cinq nouvelles années, et ainsi de suite, jusqu’au moment où le gars ne servait plus à rien. Là, il pouvait reprendre le bateau du retour, parmi les vieillards et les estropiés.

« À cette époque, le patron n’avait pas encore rangé son fouet » disent les Réunionnais. Les conditions de vie et de travail étaient proches de l’esclavagisme. Les autorités anglaises s’émurent du sort réservé aux engagés indiens : ils étaient des sujets britanniques, tout de même ! Les reproches ne concernaient pas la dureté des travaux des engagés, les Anglais en faisaient de même. Non, c’était plutôt les punitions corporelles et le manque d’humanisme qui choquaient.

L’état sanitaire des engagés à leur retour en Inde trahissait leurs conditions de vie à La Réunion et ça commençait à se savoir. C’était la seconde fois que les autorités britanniques tiraient la sonnette d’alarme. Alors, en 1882, ils suspendirent les accords encourageant et réglementant l’engagement des travailleurs indiens, signés quelques soixante-dix ans plus tôt .

Les engagistes se tournèrent alors vers d’autres régions : Afrique de l’Est, Java, Comores, Chine. En l’absence de convention avec ces pays, les contrats d’engagement étaient modifiés au profit des employeurs : dix ans d’engagement, salaire minimum revu à la baisse. Sur ce, la crise du sucre s’abattit sur l’île, les usines fermèrent. Lors de cette période, les ouvriers touchaient leurs salaires avec trois ou quatre mois de retard.

Au début du XXè siècle, les candidats au départ étaient de plus en plus rares. On proposa alors des engagements sur trois ans, mais les engagés repartaient très vite car les conditions de travail réelles étaient très différentes de celles que l’on leur avait promises. Les derniers engagés furent des Rodriguais, au milieu des années 30. Quelques années plus tard, l’engagisme prenait fin, les lazarets fermèrent. Tous les engagés présents sur l’île reçurent la nationalité française.

Le second bâtiment d’isolement

Pavillon ruine
Pavillon ruiné – Lazaret Grande Chaloupe

Notre visite se poursuit vers le second bâtiment où le toit s’est effondré. Des photos de la fin du XIXè siècle reproduites sur de grands posters habillent les murs. Nous découvrons une vue extérieure d’une usine sucrière avec sa brigade d’engagés au complet. Une autre photo montre un groupe d’engagés indiens lors de la fête du Pongol. À la fin de la période de coupe de la canne, les travailleurs prenaient leurs quatre jours de congés payés pour célébrer cette fête très populaire en Inde.

À coté, un cliché montre un groupe de musiciens africains posant avec instruments, coiffes et plumeaux. Nous apprennont que les engagés pratiquaient leurs culture et leurs rites et les transmettaient à leurs enfants. Les propriétaires acceptaient ces pratiques, même s’ils imposaient parfois, en sus, le culte catholique. Les visages fermés et les plaies sur les corps, en particulier aux jambes, attestent des difficiles conditions de vie.

Le pavillon d’herboristerie

Le troisième bâtiment ne se visite pas. Il reste donc le quatrième, une longère, qui abrite une exposition sur les plantes de La Réunion. Nous y apprenons les nombreux usages alimentaires et médicinaux dont colons, esclaves et engagés ont tiré parti.

Un autre lazaret, situé en amont de la ravine, existe mais ne se visite pas. Il a été endommagé par des crues et n’a pas été rénové.

Nous sortons impressionnés par cette visite. Les expositions réussissent, en plus d’apporter d’excellents renseignements sur l’engagisme, à y recréer une ambiance touchante. Nous discutons brièvement avec la personne à l’accueil qui nous laisse entendre que la pérennité du musée n’est pas assuré. Ça serait véritablement dommage. Ce n’est sans doute pas d’actualité puisque du 8 au 11 novembre 2018 se sont déroulées les journées de l’engagisme, ici même, à Grande Chaloupe.

Épilogue

Au XXIè siècle, même si le terme n’est plus employé, l’engagisme n’a toujours pas disparu. Les Indiens, les Népalais ou les Philippins qui, sous la canicule des pays du Golf, construisent les immeubles ou des stades de foot, sont bien des engagés. Contrats tronqués, confiscations des passeports, absence de droit du travail, salaires inférieurs aux promesses, ce type de contrat est toujours d’actualité. Il se trouve toujours des femmes et des hommes prêts à tout supporter afin de fuir la misère. Cela dit, l’esclavage n’a pas disparu non plus. Les mentalités évoluent lentement quand l’argent est en jeu.

ERRATUM

Il y eut des compensations financières pour les propriétaires d’esclaves, mais pas pour les esclaves eux-mêmes. En mai 2021, à l’occasion des commémorations de l’abolition de l’esclavage, des chercheurs du CNRS ont publié une base de données indiquant les indemnités versées par l’État français en 1849. Dix mille propriétaires d’esclaves reçurent 126 millions de franc or, toute colonie confondue.
Les indemnités furent calculées en fonction de la cote des esclaves et elle n’était pas identique partout. Les prix étaient les plus élevés à La Réunion, car l’industrie sucrière y était en plein essor et nécessitait de plus en plus de bras dans les champs de canne. Les propriétaires réunionnais furent dédommagés à hauteur de 671 franc or par esclave.
Cet apport financier engendra des spéculations (quelle que soit la colonie) et permit la création de sociétés financières dont certaines sont toujours en activité, 150 ans plus tard.

Et puisque nous sommes sur ce thème, voici un petit mémo sur les commémorations.
L’abolition de l’esclavage fut proclamée en métropole le 27 avril 1848, mais l’application effective varia en fonction des territoires.
Ainsi, Mayotte commémore l’abolition le 27 avril, la Martinique le 22 mai, la Guadeloupe le 27 mai, la Guyane le 10 juin et la Réunion le 20 décembre.
En métropole, depuis 2006, c’est le 10 mai qui est retenu, en référence à la loi du 10 mai 2001 où la France déclarait la traite négrière et l’esclavagisme comme crimes contre l’humanité. La journée de commémoration des victimes de l’esclavagisme est, elle, fixée au 23 mai.
Au niveau international, le 2 décembre est la journée commémorant l’abolition de l’esclavage.
L’UNESCO retient le 23 août comme journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition (en référence au début de l’insurrection des esclaves à St Domingue en 1791).