L’esclavagisme à La Réunion

La sène fini kasé, zesklav touzour amaré   (La chaîne est cassée, mais les esclaves sont toujours enchaînés. Proverbe réunionnais)

« Cet homme-là est un descendant d’esclaves. Ses ancêtres ont traversé l’Océan Indien entassés dans un bateau, sans espoir de retour. » C’est ce que nous a dit, entre deux chansons, un chanteur créole assis à côté de nous à une terrasse de restaurant, en désignant son voisin de table. Nous sommes restés six mois sur l’île de La Réunion et nous avons entendu plusieurs fois des paroles similaires. Les Créoles vivent pleinement dans le XXIè siècle, ils n’oublient pas pour autant leurs racines. L’héritage laissé par les ancêtres est un sujet très sérieux sur lequel on est prié de ne pas plaisanter, surtout si l’on est un zorèy.


Le passé esclavagiste de l’île est présent dans les esprits des habitants. Il est aussi présent dans les toponymes des lieux où nous avons randonné. Le cirque de Mafate tirerait son nom d’un esclave marron malgache Mahafaty signifiant « qui tue, dangereux ». Pour le cirque de Salazie, l’esclave Salazie s’y serait réfugié au XIXe siècle (il y a d’autres théories plus crédibles sur l’origine du nom Salazie, mais elles collent moins avec le sujet !) Le nom de Cilaos proviendrait de l’esclave malgache Tsilaos qui s’y est réfugié. Et ce n’est pas fini. Cimendef (le « non-esclave »), Dimitile (le guetteur du Sud), Anchaing (et sa jeune femme Héva), tous ces esclaves fuyant leurs intolérables conditions de vie ont donné leurs noms à des sommets de l’île. Pour faire bon poids, les chasseurs d’esclaves les plus célèbres ont eux aussi laissé des traces. Le Bronchard est un sommet de Mafate, la caverne Mussard est une grotte située dans le massif du Piton des Neiges.

Anchaing et Heva ; La Possession
La légende d’Hévéa et Anchaing

Nous avons logé à St Pierre à la mi-février 2018. À cette période, le temps est franchement pluvieux depuis le passage de Berguita (cyclone) et voilà que Dumazile (cyclone encore) se pointe. Les sentiers de rando sont fermés ou inondés, ce qui revient au même. Les coureurs créoles passent outre les interdictions de M. Le Préfet, les randonneurs avec des gros sacs à dos restent sur la côte et rongent leur frein.

À défaut de faire travailler les jambes, nous allons faire travailler la tête et chercher à en apprendre plus sur l’esclavagisme. La médiathèque de St Pierre est un bon endroit pour lire quand les nuages s’amoncèlent. Le rez-de-chaussée y est climatisé, mais, au premier étage, il faut se contenter des ventilateurs, utiles, mais insuffisants pour cette grande pièce haut de plafond. Ce jour-là, les ordinateurs pour effectuer des recherches ne fonctionnent pas. Ce n’est pas grave : un bibliothécaire connaît les références des ouvrages par cœur.
Nous trouvons une dizaine de livres sur le sujet. Nous apprenons d’abord qu’il n’est pas simple de trouver des documents d’époque. Les propriétaires les ont détruits dans les années qui ont suivi la fin de l’esclavage : il fallait laisser le moins de traces possibles. Il reste les faits historiques.

Carte de La Réunion 18e siècle
Carte de La Réunion XVIIIè siècle

En 1663, des colons français et leurs esclaves malgaches s’installent sur l’île de manière définitive. Débute alors une période d’économie d’auto-subsistance où maîtres et esclaves ont des conditions de vie quasiment identiques : ils manquent de tout et tout le monde travaille ensemble.
En 1715, la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales, propriétaire de l’île Bourbon, impose aux colons des cultures spéculatives (café, épices puis la canne à sucre plus tard). Il faut défricher, cultiver et récolter sur de très grandes surfaces. Le besoin en main d’œuvre est énorme. Les colons se tournent alors vers l’esclavage à très grande échelle. Les bateaux négriers remplis d’esclaves en provenance de Madagascar ou d’Afrique de l’Est principalement, mais aussi d’Inde ou d’Arabie, font route vers La Réunion. Les hommes, femmes et enfants sont Malgaches, Africains (Yoloffs, Mozambicains, Sénégalais, …) ou Indiens (Malabars, Bengalis, Malais). Plus tard, les Créoles, c’est à dire les Noirs nés sur l’île, seront placés en esclavage. En 1735, sur les 9 000 habitants, 80 % sont des esclaves.
Les esclaves sont des biens meubles. À ce titre, ils peuvent être achetés, vendus, donnés ou saisis. Le prix d’achat varie en fonction de leur provenance. Le Système Esclavagiste Bourbonnais (SEB) reposait sur la division. Des statistiques précises permettaient de s’assurer de la diversité de la provenance des captifs. Ainsi, les autorités entravaient les échanges entre esclaves et les probabilités d’alliance contre les maîtres.

Plaque au musee Villele
Musée Villèle

La majorité des esclaves travaillait aux champs, c’étaient des esclaves de pioche, qui apportèrent leurs savoirs-faire de l’agriculture sous les tropiques. Ils trimaient 14h/jour et les nuits de plein lune lors de la période de la coupe. Les esclaves de batelage travaillaient sur les bateaux. Les esclaves à talents étaient charpentiers, forgerons, menuisiers ou, plus tard, ouvriers dans les usines sucrières. Les gardiens (en général des esclaves âgés dont c’était le dernier poste) surveillaient les poulaillers et les réserves et gare à eux si les stocks étaient mal tenus. Les domestiques s’occupaient de la maison, les nénènes nourrissaient les enfants du maître. Les commandeurs (sorte de maîtres d’hôtel avec un fouet) chapeautaient un groupe d’esclaves et rendaient des comptes à leur maître.
L’époque n’était pas franchement très réceptive aux cruautés engendrées : l’esclavage était une pratique millénaire et le Noir n’était pas considéré comme un Homme. Pour des citoyens libres qui menaient une existence rude, c’était toujours rassurant de savoir que certains étaient encore plus bas qu’eux sur l’échelle sociale. Certains invoquaient même la volonté de la Nature : « Les Noirs seuls peuvent être employés dans les régions équatoriales.(…) On remarque chez eux que la couleur très noire de leur peau, les cheveux crépus et serrés formant une masse compacte interposée entre le cerveau et les rayons solaires.(…) La nature a marqué chacun sa place sur la surface du globe, et c’est contrarier son vœu que de vouloir faire exécuter sous la zone torride, par le Blanc, qui n’y est pas né, des travaux auxquels le Noir seul peut se livrer sans danger pour son existence. Les Cafres(…) sont dénués d’intelligence et sont nés pour le travail de la pioche. Ils supportent aisément la fatigue. Le Malgache convient moins aux travaux de force, mais on en fait de très bons ouvriers. (…) Ils apprennent le français et leurs organes sont conformes pour qu’ils le prononcent correctement. L’Indien, c’est une espèce d’homme faible, peu propre à de grands travaux, mais en général, ils sont honnêtes et dignes de confiance. »

Les propriétaires terriens avaient des soucis de rentabilité. C’est décidément un problème intemporel. Si les terres de l’île leurs étaient cédées gratuitement, il fallait des investissements pour monter une production rentable de café ou de canne à sucre. Les guerres, les maladies des plantes ou les cyclones pouvaient anéantir rapidement les exploitations et des colons finirent sur la paille, criblés de dettes. Mais pour les propriétaires, soutenus par des capitaux importants et qui savaient tirer leur épingle du jeu, les investissements étaient extrêmement fructueux. Ce mariage du Noir et de la canne à sucre produisit une rentabilité inégalée pour l’époque, meilleure que l’exploitation des mines d’or. Il était question de grosse, de très grosse caillasse ! Quand on est occupé à brasser des millions, on n’a pas le temps d’étudier les Droits de l’Homme.

Marie Anne Thérèse Ombline Desbassayns (1755-1846) est assurément un personnage controversé. Son nom vient en premier à l’esprit lorsqu’est évoqué la cruauté de l’esclavagisme à La Réunion. Entrepreneuse visionnaire pour les uns, esclavagiste impitoyable pour les autres, sa personnalité divise.
Mme Desbassayns, à la mort de son mari, prit la direction de l’exploitation et de ses 400 esclaves. Elle fit bâtir un hôpital pour ses travailleurs, elle était néanmoins très dure avec eux et ne tolérait aucune entorse à son autorité. Les Réunionnais évoquent encore la glace de Mme Desbassayns. Cette dernière faisait entretenir une petite grotte dans les Hauts de l’île, nommée depuis « La Glacière », où ses serviteurs stockaient la glace qu’ils avaient récupérée sur les sommets pendant l’hiver. C’était en somme le congélateur de l’époque. Pour l’atteindre, il fallait crapahuter 2 000 mètres de D+ puis les redescendre, et fissa avant que la glace ne fonde. Les trailer -euses aux t-shirts fluo du XXIè siècle n’ont rien inventé.

Sa maison familiale à St Gilles les Hauts est devenue, en 1974, le musée Villèle. Nous y avons visité la maison d’habitation des maîtres, la cuisine, l’hôpital pour esclaves, la chapelle domestique et les ruines de l’usine sucrière.

Au rez-de-chaussée de la maison sont exposés les meubles et les objets d’époque, assortis d’objets de différentes collections qui ont rejoint le musée au fil des ans. Le guide commente l’arbre généalogique de la famille et un portrait de Mme Desbassayns, qui ne la représente pas vraiment à son avantage et qui a dû contribuer à sa réputation de sorcière. Nous passons devant son petit lit : à l’époque, les gens ne dormaient pas totalement allongés car c’est la position des morts !
Le premier étage sert d’exposition sur l’esclavagisme. Nous regardons les photos, les lithographies et les panneaux explicatifs. L’imposante cuisine se trouve à l’extérieur de la maison, pour éviter les incendies.
Nous marchons dans le parc de la propriété pour voir l’hôpital des esclaves et les ruines de l’usine sucrière en fonction jusqu’en 1920.
Des panneaux nous donnent des explications sur le village des esclaves rattachés à l’exploitation. Leurs logements étaient construits à l’aide de troncs, de branches et de pailles issus de la canne à sucre. Donc forcément, il n’en reste plus rien. L’entrée des maisons était dirigée vers la rue afin de faciliter la surveillance. Quelques mètres carrés de terrain autour des habitations permettaient des petites cultures et de l’élevage de poulets, voire d’un cochon. Le camp était entouré par une palissade.

La vie des esclaves était réglementée et dictée par les nombreuses tâches attribuées en fonction des saisons ou des besoins de l’usine. Moins ils avaient de temps libre, moins ils avaient de temps pour réfléchir à leurs conditions. Ils se levaient très tôt le matin pour se rendre sur leur lieu de travail. Les enfants étaient employés aux divers nettoyages. À la mi-journée, des rations étaient distribuées. À la tombée de la nuit, tout le monde regagnait le camp. Les tâches pour le lendemain étaient annoncées puis les esclaves dînaient de maïs et de légumes secs. En fin de semaine, les locaux et les outils devaient être réparés et nettoyés, les animaux soignés. Ceux qui étaient à jour de leurs travaux, et qui en avaient l’autorisation, pouvaient bénéficier d’une demi-journée de repos pour aller vendre les produits de leur jardin au marché.
Les esclaves pouvaient se marier entre eux. Le mariage catholique était conclu dans la chapelle du domaine et le couple recevait un nom de famille décidé par les maîtres. Les esclaves de Mme Desbassayns recevaient en général le nom d’un village de la région Midi-Pyrénées.

Le cimetière marin de St Paul, comme son nom l’indique, est situé près de la mer. En 2007, la houle, provoquée par un cyclone, mettait un jour une fosse commune bien antérieure à l’édification du cimetière. 2000 esclaves y ont été ensevelis. Ces femmes et ces hommes étaient décédés avant d’avoir trente ans. Mais les archéologues décelèrent les séquelles de leur vie de labeur (fractures, entailles, articulations endommagées) et en conclurent que ces esclaves avaient l’apparence de personnes de soixante-dix ans. Une pierre tombale indique à présent la sépulture.